Avec 35% de sa surface couverte par des forêts primaires, la Réunion est un terrain de jeu formidable pour les aventuriers de tous poils. Nous avons suivi des baroudeurs « péï » dans leurs pérégrinations les plus extrêmes. Vous pouvez les imitez… en prenant quelques précautions.

Jean-Paul Goursaud, 63 ans, a le crâne dégarni et les genoux en vrac. Ce retraité de l’armée de terre a beau avoir perdu un ménisque au cours d’une de ses explorations, il n’en continue pas moins de sillonner les coins reculés de La Réunion. Toujours armé de son coupe-coupe et de son carnet de notes, il quitte de nuit son village de Petite-Ile, dans le sud de l’île, pour débuter la marche au lever du jour. Ce matin, après deux heures de route nous arrivons à Grand Ilet, dans le cirque de Salazie. Objectif : passer de l’Est à l’Ouest du département. Nous devons monter jusqu’à la fenêtre du Cimendef, cinq à six cents mètres plus haut, puis redescendre et nous frayer un passage dans le cirque de Mafate, sur les rochers glissants de la ravine Sainte-Suzanne. Un itinéraire déserté depuis des années, où la végétation a repris ses droits.

Heureusement, nous avons pour compagnon un Réunionnais au teint hâlé et au sourire contagieux : Philippe Seychelles, 54 ans, « 60 kilos tout cassé ». Cet installeur de poêles à bois, bientôt diplômé d’un brevet d’accompagnateur de moyenne montagne, a repéré les lieux quelques semaines auparavant. Son mollet agile, tatoué d’un motif haïtien, saute de blocs en racines. Perdus au fond d’une gorge – véritable piège lors des pluies tropicales –, nous alternons sans cesse entre le lit du torrent et les flancs de la forêt, suivant une sente abandonnée, parfois à peine repérable. Les cascades et les bassins innombrables invitent à la baignade, les sommets qui nous dominent à la contemplation. Magique. Jean-Paul et Philippe prennent le temps de repérer parmi les arbres un bois de négresse, utilisé autrefois par les colons pour faire avorter les femmes noires qu’ils avaient mis enceintes. « C’est cela, l’aventure. Découvrir ou redécouvrir des lieux où l’homme n’a parfois plus mis les pieds depuis l’esclavage, il y a 150 ans », souffle Philippe Seychelles, en sueur.

« Excité comme un gamin »

C’est justement la quête incessante, quasi obsessionnelle, d’un autre explorateur : Pascal Penot, 49 ans, cadre dans le secteur des télécommunications, retrouve les traces des esclaves « marron » qui fuyaient dans les hauteurs de l’île, pourchassés par les chasseurs blancs. Coiffé d’un bob en raphia, « Chapo la paille », son surnom, passe tous les mercredis aux archives départementales de Saint-Denis. « Je consulte des ouvrages du 18ème siècle, des procès-verbaux, des actes administratifs, des vieilles cartes… », détaille celui qui se remet tout juste d’un triple pontage du cœur. Une opération lourde qui n’empêche pas l’aventurier de nous entrainer dans une sortie de 11 heures au fin fond de Mafate !

1700 m de descente, autant de remontée épuisante, et une bonne partie de l’après-midi passée à tenter de trouver un passage menant à « Mafate-les-eaux » : un petit village dont les thermes étaient réputés pour leur source sulfureuse, à la fin du XIXe siècle. Après avoir remonté à cheval, la rivière sur 15 km, les curistes louaient une chaise à porteurs pour arriver jusqu’à Mafate-les-Eaux via le chemin départemental 2. Ce passage escarpé, une piste étroite creusée à l’époque à flanc de falaise, a aujourd’hui disparu. C’est pourquoi nous passons par le Maïdo, côté ouest, sans doute le plus beau point de vue qui surplombe le cirque de Mafate. Arrivés au pied du Bronchard, nous quittons le chemin de grande randonnée pour suivre tant bien que mal le cours d’eau qui mène à l’ancienne station thermale. Jean-René Hoarau, qui tient un gîte en amont, nous a prévenus, évoquant les nombreux éboulis : « Attention, ça tombe toutes les cinq minutes ».

Pas de quoi effrayer notre « historien de terrain » : Pascal Penot se faufile entre des blocs monstrueux, aussi gros qu’une maison, obstruant une Rivière-des-Galets qui n’a jamais si bien porté son nom. Après une séquence de varappe, nous atteignons enfin les lambeaux du CD2. Pas de chance, un trou béant nous empêche au dernier moment d’accéder au plateau où se trouvait Mafate-les-eaux. Le village avait dépéri après 1913, lors de l’ensablement de la source consécutif à un effondrement de terrain. Rien ne montre que vivaient là près d’une centaine de personnes : le sol est très pentu, des rochers émergent de la végétation, les falaises menacent de s’écrouler… « Chapo la paille » n’est pas découragé : « Cela m’excite comme un gamin devant son premier jouet. Là haut, il y a certainement les ruines de l’hôtel, de l’auberge et même de l’église ! ». Le baroudeur reviendra si son autre « chantier » lui en laisse le temps : il est à la recherche d’un ancien cimetière, depuis qu’un Mafatais a trouvé un crâne lors d’une partie de pêche…

Baroudeurs septuagénaires

Ce type de parcours d’aventure ne relève pas de l’exploit sportif ; nul besoin de pratiquer le canyoning, l’escalade, la spéléologie ou autre sport extrême. Il suffit d’avoir la forme, d’aimer crapahuter hors des sentiers battus et de marcher les yeux grands ouverts pour en prendre plein la vue. À 76 ans, Raymond Lucas en est la plus touchante des illustrations.

Chemise à carreaux, canne en bois en guise de bâton de marche, le président de l’association des amis des plantes et de la nature (APN) arpente les forêts de l’île pour dénicher fleurs et arbres endémiques. À l’ombre de ces survivants, souvent en voie d’extinction, le sudiste « goûte au bonheur ». « Tous mes soucis restent en bas, c’est ma thérapie », lance le moustachu aux allures de José Bové. Lui et ses amis ont retrouvé un des quatre derniers pieds de bois de senteur blanc, dans une ravine de l’ouest de l’île. Ils ont marcotté l’arbre – ce qui est interdit -, replanté chez eux le rejeton, obtenu des graines et donné les semences au Parc national qui a ainsi pu sauver l’espèce. L’APN a également réussi à faire se reproduire un Pisonia mâle, repéré sur les berges d’un autre torrent, et un Pisonia femelle, éloigné de plusieurs kilomètres ; l’espèce est devenue si rare qu’elle en a perdu son nom vernaculaire.

« L’extase »

Ce matin-là, nous furetons sur les pentes sylvestres du volcan, sans en dire davantage sur le lieu exact pour préserver l’objet de notre recherche : des Hétérochaenia. Ces campanules ont été décrites dans les comptes rendus des naturalistes et des botanistes du 18 et 19ème siècle. C’est un autre septuagénaire qui ouvre la marche. Jean-René Grondin, 74 ans, secoue les herbes avec son bâton pour en faire tomber la rosée et éviter de mouiller son pantalon. Mais qu’on ne s’y trompe pas : les deux « gramouns » ne reculent devant aucun obstacle. Ils se baissent sans grimacer sous les branchages des ambavilles, posent un pied prudent sur les rochers moussus des ravines, s’agrippent comme ils peuvent aux racines pour monter les talus… Et trottinent hors sentier, traversant des paysages préservés, s’enthousiasmant devant une minuscule orchidée invisible aux yeux du néophyte. Après deux heures de pérégrinations, nous tombons sur plusieurs plants d’HétérochaeniaEnsifolia, aux jolies clochettes mauves, puis, le clou de la sortie, sur une Hétérochaenia Rivalsii… en fleur ! « C’est exceptionnel, il faut près de quinze ans pour qu’elle fleurisse avant de mourir », apprécie Jean-René Grondin qui veille à ne pas glisser dans un bassin d’eau sombre quelques mètres en contrebas. L’ancien manipulateur radio irradie de plaisir : « On en avait entendu parler, sans la voir ; c’est l’extase, comme si on trouvait quelque chose de précieux »…

Texte Laurent Decloître
Photos Pierre Marchal/Anakaopress